Jean-Michel Aulas a créé sa première entreprise à 20 ans, puis à 34 ans CEGID, devenue l’un des leaders mondiaux des solutions de gestion (1). À 38 ans il reprend l’Olympique Lyonnais, qu’il préside pendant près de quatre décennies et mène aux sommets du foot français et européen. Il se consacre aujourd’hui à l’investissement dans des projets entrepreneuriaux, au travers de son family office Holnest, ainsi qu’à l’avancement de causes footballistiques, sociétales et associatives qui lui sont chères. A l’aube de cette troisième vie, il raconte son parcours hors-norme dans un livre, «Chaque jour se réinventer» (éditions Stock) qui fait défiler 50 ans de vie trépidante du foot et des affaires. Avec en filigrane la difficulté d’échapper à l’enfant qu’avaient inventé ses parents.
Entreprendre pour apprendre, transmettre et nouer des amitiés
Vous reprenez l’Olympique Lyonnais, en 1987, quand le football est encore municipal, familial, « à la bonne franquette ». Vous quittez le club, en mai 2023, alors que le foot est devenu hyper-capitaliste, ultra-mondialisé, marqué par l’emprise de fonds souverains, la multipropriété de clubs, le trading de joueurs…Quel est votre regard sur cette évolution ?
L’arrivée de fonds d’État aux ressources quasi-illimitées – le Qatar au PSG, Abu Dhabi à Manchester City, l’Arabie Saoudite à Newcastle… – a créé un déséquilibre majeur, exacerbé les inégalités entre grands et moyens-petits clubs. Elle engendre inévitablement la tentation d’une ligue européenne fermée, entre puissants, régie par un simple calcul financier : un club est valorisé dix fois plus en compétition close, avec une participation assurée chaque année, que dans un format ouvert. La mutation du foot pourrait ainsi se lire comme un bréviaire du petit capitalisme illustré. Capable d’insuffler beaucoup d’énergie et d’initiative quand il est encadré, régulé, avec un effet redistributif. Se dévorant lui-même, tendant vers le monopole ou l’oligopole, fuyant le risque, quand il est laissé sans contrôle. J’ai toujours été un fervent soutien du fair-play financier mis en place par Michel Platini à l’UEFA, fondé sur un principe cher aux experts-comptables : on ne dépense pas plus que ce que l’on gagne. Aujourd’hui, le fair-play a été assoupli, aux limites de la contorsion. Aucune instance n’a pu véritablement freiner la financiarisation du ballon rond. En cherchant à éliminer toute surprise, donc tout exploit, en négligeant l’ancrage régional du foot, la charge affective du derby, le super-capitalisme risque de supprimer l’essence de ce sport. Les Sainté-Lyon et les Lyon-Real ont toute leur place dans le football, encore plus si les premiers cités ont quelque chance de l’emporter…
Lorsque vous reprenez l’OL, vous montrez beaucoup de considération pour le président en place, Charles Mighirian, qui luttait alors avec les moyens du bord. Vous ménagez une transition en douceur. Trente-six ans plus tard, alors que vous avez placé l’OL sur la carte mondiale du foot, vous êtes évincé par Eagle Football Holdings, la société d’investissement américaine qui vient de racheter le club.
Disons que je crois à la transmission d’expérience. En 1987, celle de Charles Mighirian, et de toutes les bonnes volontés au sein du club, ajoutaient à la dynamique du projet OL Europe que je mettais en place. Disons enfin que ma plus grande fierté, à l’OL comme chez CEGID, est d’être resté fidèle, depuis des décennies, à des collaboratrices et des collaborateurs, des partenaires, devenus au fil du temps des amis. Du business pour du business, cela n’a guère de sens dans le football. Mon départ de l’OL est effectivement un épisode douloureux pour moi, heureusement atténué par tous les témoignages qui sont venus de la communauté du club, du foot, et par la communion qui a célébré, en mai dernier, la victoire des féminines en Coupe de France.
Avez-vous eu le choix du repreneur ?
J’ai appris dans les médias, en mars 2022, le jour d’un huitième de finale Porto-OL en Ligue Europa, que Pathé, l’actionnaire historique du club, peut-être fragilisé par les effets de la pandémie sur l’économie du cinéma, souhaitait vendre ses parts. Immédiatement suivi d’IDG Capital Partners, autre actionnaire majeur. Dès lors, la vente devenait difficilement évitable, et caduque la transmission en douceur que nous avions imaginée avec un entrepreneur de grand talent, Tony Parker. J’ai passé les mois les plus intenses de ma vie professionnelle à auditionner les candidats à la reprise, présenter notre modèle, écouter les projets. Nous avions conçu avec un fonds financier américain très structuré une évolution en douceur dans laquelle je gardais avec toute mon équipe la responsabilité opérationnelle du club.
Pathé et IDG Capital avaient rapidement choisi Eagle Football. Je me suis rangé à leur choix convaincant financièrement avec Ares et Iconic en plus de John Textor au capital et convaincu par l’aménagement d’une période de trois ans pendant laquelle je gardais l’essentiel du pouvoir de gestion pour OL Groupe à l’intérieur d’une structure multi-clubs développée par Eagle et nous aurions pu, à tous les échelons du club et de son environnement, assurer cette transmission qui donnait du sens et de la force à un projet de transmission d’entreprise qui était en fait un club. Les trois ans ont duré près de cinq mois.
Est-il excessif de dire que votre grand œuvre, le Groupama Stadium, a également été votre chemin de croix ?
C’est très excessif. Il est vrai que nous avons dû nous battre pied à pied très longtemps, avec une équipe de passionnés, pour venir à bout de la centaine de recours administratifs contre le projet, surmonter les revirements politiques, et finalement faire sortir de terre, à Décines, notre grand stade. Les retards accumulés, la glaciation sociale et sportive provoquée par la Covid, ont accru les besoins en financement du club, augmenté sa dépendance aux investisseurs extérieurs, donc son exposition à un revirement de leur part. Mais l’OL est aujourd’hui doté d’un outil fabuleux, OL Vallée, l’équivalent des plus grands clubs européens, grâce à son stade de 60 000 places, son centre d’entraînement pour les pros (le même pour les masculins et les féminins), un complexe multi-sports, un pôle loisirs, un pôle médical et culturel (un théâtre), des restaurants, une académie filles et garçons située à moins de 2 kilomètres … Et bientôt la LDLC Arena, un écrin de 16 000 places, construit pour permettre à l’ASVEL de Tony Parker d’accéder à l’Euroligue, les concerts, l’événementiel avec plus de 100 manifestations par an.
Dans une conception entrepreneuriale, les recettes générées par cette infrastructure sont réinvesties dans le sportif, les équipements, l’économie locale, initiant un cercle vertueux qui tire les pros, filles et garçons, vers le haut.
C’est plus de 3 000 emplois récurrents qui ont été créés sur le site.
Avant de reprendre l’OL, vous créez à 20 ans, avec trois amis, votre première société informatique, CEGI, revendue ensuite à CEGOS. Puis une deuxième entreprise, en 1983 : CEGID aujourd’hui l’un des leaders français des solutions de gestion pour les métiers de la finance, employant en 2023 plus de 4 000 collaborateurs dans 22 pays (1). Une aventure placée sous les auspices de l’expertise-comptable…
Oui. Sans doute de bonne fées comptables se sont-elles penchées sur le berceau de CEGID. A notre création, en 1983, nous sommes hébergés chez un expert-comptable lyonnais, Jean-Paul Simoëns, doté d’une force de travail et d’une intelligence peu communes, qui développe avec nous le concept fondateur de l’entreprise. Nos premiers financements sont apportés par une soixantaine de cabinets d’experts-comptables. Lesquels n’ont pas eu à s’en plaindre : ils ont récupéré jusqu’à 60 fois leur mise, trois ans plus tard, lors de notre introduction en bourse.
CEGID s’est d’emblée positionné sur la création de solutions qui émancipent l’expertise comptable, et toutes les fonctions gestion-finance en PME. Je démarre l’aventure en pressentant que le nouveau plan comptable général, en 1982, et l’émergence des ordinateurs individuels, sonnent le glas des comptabilités externalisées sur les calculateurs géants des leaders du marché, comme CCMC – que nous rachèterons moins de 20 ans plus tard en 2004. Mon idée est de proposer des progiciels de gestion qui tournent sur PC, accessibles à tous, en mode décentralisé, régulièrement enrichis de nouvelles fonctionnalités.
Quel est votre regard sur l’évolution de la profession ?
CEGID a toujours suivi le même fil directeur : offrir aux experts-comptables des solutions, à la fois efficaces et intuitives, qui leur permettent d’exercer pleinement toute l’étendue de leurs missions. Je suis un militant de longue date de l’expertise-comptable à 360 °, dont le rôle embrasse – au-delà de la tenue des comptes – l’analyse des risques, le conseil stratégique, la stratégie fiscale, la gestion de patrimoine…Tout au long de ma vie entrepreneuriale, j’ai ainsi pu m’appuyer sur des professionnels capables, entre autres, d’un conseil éclairé sur notre politique de développement.
Aujourd’hui l’intelligence artificielle, en décuplant les capacités de traitement et d’analyse des données, en transformant automatiquement les données brutes en informations comptables normées, en industrialisant les tâches répétitives et en libérant du temps pour la prévision, accélère l’évolution du métier vers un rôle de super-accompagnateur du dirigeant.
Qu’a appris Jean-Michel Aulas, président de l’Olympique Lyonnais, à Jean-Michel Aulas, président de CEGID ?
Je dirais une agilité de communication. Quand j’ai repris l’OL, il s’agissait de maîtriser la communication à l’égard des deux journaux de la ville, le Progrès de Lyon et Lyon-Matin. Puis sont arrivés les chaînes de sport et d’info en continu, l’internet, les réseaux sociaux, s’ajoutant aux médias classiques et à leurs multiples déclinaisons. Chacun réclamant la part de passion et d’émotion que charrie le foot, tous entretenant un cycle sans cesse accéléré de réactions et de contre-réactions… J’ai donc appris à produire une communication dans l’instant qui s’imbrique dans les plans et les intérêts à plus long terme du club. Même si je regrette quelques emportements déplacés, à l’égard de décisions d’arbitrage, même si j’aurais pu tourner certains tweets sept fois dans ma tête avant de les poster, je crois que j’ai assez bien réussi à tenir cette chaîne entre communication immédiate, tactique, et cap stratégique.
Au-delà de mon cas personnel, CEGID a très tôt associé son image à celle du sport, facteur de différenciation incomparable au sein d’un univers informatique à la communication alors très austère. A peine nés, en 1984, nous obtenons les droits d’image de Carl Lewis, le champion olympique américain, puis d’Alain Prost, pendant 4 ans, qui prêtent au « branding » de nos progiciels leurs vertus de puissance, de vitesse et de précision technique.
En sens inverse, qu’avez-vous greffé, dans le foot, de votre expérience d’entrepreneur ?
A peu près tout. Chez CEGID comme à l’OL, j’ai pu m’appuyer sur des personnes brillantes, loyales, bûcheuses, formant une équipe stable, qui m’ont accompagné pendant des décennies. Je l’ai dit : c’est une grande fierté. Ensuite j’ai transposé l’acte fondateur d’un projet clair, ambitieux, par rapport auquel chacun puisse se positionner. Quand je suis arrivé à l’OL, qui végétait en deuxième division, j’ai fixé l’ambition d’un retour sur la scène européenne en moins de cinq ans. Très optimiste, sans doute, présomptueux, peut-être, mais au moins chacun dans le club a-t-il commencé à regarder vers le haut, à se demander comment briller en première division plutôt que comment se maintenir en deuxième. Cela fait une énorme différence. Enfin j’ai importé une façon de motiver, de souder, de reconnaître les mérites et les compétences. En 2002, par exemple, alors que nous sommes à la lutte avec Lens pour le titre de Champion de France, j’écris une lettre à tous les membres de l’équipe, comme j’aurais pu le faire à l’adresse des équipes de CEGID à l’orée d’un objectif important, où je leur dis ma confiance et l’accessibilité du rêve commun.
Au fond, la réussite d’un club repose sur la même équation fondamentale qui préside au succès d’une entreprise : les bonnes personnes aux bons postes au bon moment. C’est sans doute plus aléatoire dans le foot, où à la complexité des relations entre manager, entraîneur et joueurs s’ajoute l’interaction passionnelle avec les groupes de supporters. On maîtrise moins de paramètres, parfois on navigue à vue. C’est ce qui rend la présidence d’un club aussi prenante et, en quelque sorte, envoûtante : vous êtes toujours en quête du juste équilibre entre instinct et raison.
Quels sont aujourd’hui vos projets, dans le football et dans les affaires ?
Dans le foot, je poursuis mon travail au sein de la Fédération Française de Football, au board de l’ECA (European Club Association) et à la Ligue de Football Professionnel (LFP). Un premier dossier me tient énormément à cœur : le développement du football féminin, avec la création d’une Ligue professionnelle, à l’équivalent de la LFP, et l’implantation de centres de formation dans les clubs pros. J’ai reçu de ma mère une éducation très attentive à l’égalité entre femmes et hommes, qui a sous-tendu ma volonté de construire, à Lyon, un football féminin qui soit l’égal des garçons. Nous avons encore beaucoup à faire pour installer cette égalité dans le championnat français, les compétitions européennes et mondiales.
Je suis aussi engagé dans la rénovation de l’arbitrage. Si mes emportements rarement outranciers contre les arbitres ont eu un effet positif, c’est de m’amener à constater que la tension retombe aussitôt que ceux-ci acceptent de s’expliquer, voire de reconnaître une erreur. Comme Antony Gautier, le nouveau patron de l’arbitrage français, je défends le projet d’un sifflet sorti de sa tour d’ivoire, sonorisé – et, au passage, féminisé – décrivant en temps réel le pourquoi de ses décisions, communiquant en amont et en aval avec toutes les parties impliquées. Notre modèle, ici, c’est le rugby, où les arbitres sont à la fois respectés, respectueux, pourvus de consignes claires et partagées, délivrant une pédagogie en direct à la télé, ajoutant ainsi à l’intérêt du match.
Et vos projets dans les affaires ?
J’ai l’immense bonheur, après le regret de n’avoir pu lui consacrer assez de temps pendant l’enfance, d’être devenu le complice professionnel de mon fils, Alexandre. Entre autres au sein d’un family office, Holnest, qui compte aussi Patrick Bertrand, ancien directeur général de CEGID, aujourd’hui un ami. Nous investissons dans des entreprises technologiques en devenir – plus de 40 à ce jour – comme Smartway, qui conçoit des solutions d’IA afin de lutter contre le gaspillage alimentaire, ou encore Cerbair, une solution contre les drones malveillants …
Vous dites dans votre livre que vos parents, brillants professeurs, attendaient certainement de vous de brillantes études et une non moins brillante carrière académique. Études et carrière que vous avez troquées contre un BTS en comptabilité informatique. Il en reste, en surimpression de votre livre, comme un remords, un complexe. Ce complexe a-t-il disparu avec votre réussite dans le foot et les affaires ?
Il serait prétentieux de considérer qu’une réussite professionnelle peut effacer ce genre de complexe. Disons que c’était au départ un gros complexe, qui est devenu un petit complexe. Mes parents, en tout cas, s’ils n’envisageaient autre chose qu’un cursus au long cours, m’ont soutenu, ont accepté mon émancipation à l’âge de 20 ans – à l’époque la majorité était à 21 ans – nécessaire à la création de ma première entreprise. Ce complexe a sans doute joué dans ma propension à sans cesse me remettre en cause, et dans mon acharnement à garantir, par des actifs solides, la pérennité de mes entreprises. Dans mon esprit, ayant déçu l’attente de mes parents en devenant entrepreneur, je ne pouvais me permettre en plus d’être un entrepreneur failli. Autant réussir. Le complexe m’a aussi aidé, professionnellement, en m’incitant à l’humilité, à beaucoup écouter avant d’entreprendre, à m’entourer de personnes au brillant cursus. Et il m’a permis de mieux comprendre tous les jeunes qui, eux, n’ont même pas le loisir de regretter l’absence d’études, parce qu’ils ont très tôt intégré la croyance que ce n’était pas pour eux. Contre cette autocensure, une formation associant intelligemment sports et études peut être un décomplexant efficace. C’est tout le sens de mon engagement, de celui de l’Olympique Lyonnais, de l’OL Fondation, de Cegid Solidaire, dans des associations remarquables comme Sport dans la Ville et L dans la Ville, L’Entreprise des Possibles, Ma Chance Moi Aussi ou encore Entreprendre pour Apprendre. C’est pour moi la conclusion idéale de cet entretien : entreprendre pour apprendre !
(1) Jean-Michel Aulas est aujourd’hui président d’honneur de Cegid. En 2016, il a cédé ses parts dans l’entreprise au fonds d’investissement Silver Lake, afin d’accélérer le développement du Groupe à l’international.
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