Diplômée d’histoire économique contemporaine, Agnès Verdier-Molinié dirige depuis 2009 la Fondation iFrap, un think tank dédié à l’évaluation des politiques publiques. L’essayiste et chroniqueuse nous livre son analyse sur la réforme des retraites à venir, et plus généralement sur les équilibres et déséquilibres du modèle social et public français.
Pourriez-vous nous présenter la fondation que vous dirigez ?
L’iFRAP est une fondation, reconnue d’utilité publique, qui conduit des recherches sur l’efficacité des administrations et des politiques publiques, dans toutes leurs dimensions : depuis la gestion de la dette jusqu’à la fiscalité, en passant par la création d’emplois, les retraites et la fiscalité. Nous élaborons régulièrement des propositions d’amélioration, visant à un État moins prodigue et plus efficient. Nous créons enfin des outils de suivi des promesses électorales, comme le Macronomètre, qui a évalué 109 réformes du précédent quinquennat (2017-2022)… pour une note moyenne de 5,2 sur 10.
Que pensez-vous de la réforme des retraites en cours de discussion, qui pourrait repousser l’âge de départ à 65 ans, ou à 64 ans assorti d’un allongement de la durée de cotisation ?
J’en pense d’abord que nous avons perdu cinq ans. Avec son projet initial de réforme systémique, instaurant un régime universel des retraites, Emmanuel Macron a « tué » la réforme paramétrique. Il a aussi tué la systémique, condamnée dès le départ : les écarts sont bien trop grands, les taux de remplacement bien trop inégaux, entre les régimes des salariés du privé, des salariés du public et des indépendants, pour aboutir à un système unique. Nous revenons aujourd’hui à une ambition plus modeste, avec cette modification paramétrique, dans le droit fil des réformes engagées par les gouvernements précédents.
Le report à 65 ans vous paraît-il nécessaire ?
Non seulement nécessaire, mais urgent. Le retour à l’équilibre du système de retraite – un excédent de 900 millions d’euros en 2021 et de 3,2 milliards d’euros prévus en 2022 – est un trompe-l’œil, dessiné par le fort rebond post-covid de l’activité. Il n’intègre pas les déficits réels des régimes publics et spéciaux, que l’iFRAP évalue à 30 milliards d’euros par an. Même sans tenir compte de ce « trou », le système devrait rebasculer dans le rouge dès 2023. Selon le Conseil d’orientation des retraites (COR), il devrait enregistrer chaque année, entre 2023 et 2032, une perte allant de 10 à 17 milliards d’euros – entre 0,5 % et 0,8 % du PIB.
Vous préconisez un report de l’âge légal du départ en retraite à 65 ans, plutôt qu’un allongement de la durée de cotisation. Pourquoi ?
Le report à 65 ans est une mesure bien plus juste et plus efficace. Elle générerait une économie de 20 milliards d’euros par an, contre 10 milliards d’euros pour l’allongement de la durée de cotisation. Je rappelle que, depuis la loi Touraine de 2014, la durée de cotisation pour une retraite à taux plein augmente d’un trimestre tous les 3 ans, jusqu’au butoir de 172 trimestres (43 ans) en 2035. Parmi les scénarios envisagés figure une accélération de ce calendrier, à raison d’un trimestre supplémentaire tous les ans, et non plus tous les trois ans. Une telle disposition, produisant donc une économie annuelle de 10 milliards d’euros, ne suffirait pas à combler le trou des retraites, loin s’en faut, et de plus aggraverait des inégalités déjà criantes.
Pourriez-vous expliciter ces inégalités ?
D’abord, l’allongement de la durée de cotisation pénalise les jeunes qui, en raison de leurs études ou de la multiplication des contrats précaires, décrochent tardivement un emploi stable. Plus généralement, l’allongement affecte en vaste majorité les travailleurs du privé, dont les carrières sont de plus en plus morcelées ; et au sein du privé il impacte davantage encore les femmes, qui subissent le temps partiel beaucoup plus que les hommes. Pour ces millions de personnes, les 172 trimestres deviennent un objectif inaccessible, ne leur laissant que le choix de partir sans le taux plein, avec une décote importante.
De leur côté, les salariés du public conservent une série d’avantages qui établit leur durée de cotisation réelle à 160, plutôt qu’à 172 trimestres : attribution de trimestres gratuits, majorations pour trois enfants, réversion non plafonnée, reconnaissance de la pénibilité pour toutes les catégories actives – contre un traitement individuel dans le privé.
Et je ne parle même pas ici du mode de calcul des retraites, qui retient les 6 derniers mois dans la fonction publique, contre les 25 meilleures années dans le privé. Ni des surcotisations versées par les salariés du privé pour financer leur régime complémentaire(1) : soit 12 milliards d’euros donnés chaque année à l’Agirc-Arrco, sans aucun droit à retraite en contrepartie. A contrario, la fonction publique bénéficie d’une complémentaire avantageuse(2), suivant un système par capitalisation qu’elle fustige pourtant.
Bref, il faudrait tout remettre à plat avant de toucher à la durée des cotisations. En l’état actuel, les efforts ne sont assumés que par une partie de la population.
Le report à 65 ans ne risque-t-il pas de fragiliser davantage les seniors, particulièrement frappés par le chômage ?
L’allongement de la durée de cotisation est tout aussi pénalisant, qui repousse insidieusement l’âge de la retraite à taux plein. Au moins, le report de l’âge légal révèle au grand jour notre retard concernant l’emploi des seniors, et la nécessité d’une vraie politique en la matière. En France, le taux d’emploi des 55-64 ans s’élevait en 2020 à 53,8 %, contre 60,2 % pour la zone euro, et plus de 70 % en Allemagne, au Japon ou en Suède(3). La réforme de 2010, en repoussant de 60 à 62 ans l’âge de la retraite, avait incité les entreprises à garder plus longtemps en poste leurs salariés seniors, entraînant une nette progression de leur taux d’emploi – ce qu’on appelle l’effet horizon. Il reste à mettre en place une stratégie volontariste de recrutement et de maintien dans l’emploi des plus de 50 ans, d’autant plus attendue que la France connaît une pénurie de profils qualifiés.
Vous insistez sur le caractère urgent de la réforme. Pourquoi ?
Notre dette publique, au sens de Maastricht, atteint 2 957 milliards d’euros au troisième trimestre 2022, en hausse de 135 milliards d’euros depuis le début de l’année. Elle est passée de 97,4 à 113,7 points de PIB entre fin 2019 et aujourd’hui… Quant à la dette sociale, elle s’établit à 24,4 milliards d’euros en 2021, sans oublier la dette covid de 136 milliards d’euros, transférée à la Cades(4), la « bad Caisse » en charge de récupérer les déficits sociaux français, qui cumule désormais un endettement de 205 milliards d’euros. Pour financer ce fardeau, la Cades a emprunté un montant record de 40 milliards d’euros en 2021. Tout cela pour dire que notre situation est fragile : à mesure que les taux d’intérêt remontent, sous l’effet de la flambée inflationniste, la charge de la dette s’alourdit. L’iFRAP a calculé que celle-ci devrait dépasser les 50 milliards d’euros en 2022, contre 39 milliards initialement prévus. Le déséquilibre est aggravé par le fait que Bercy a placé environ 10 % de la dette publique en OATi et OAT€i, obligations indexées sur le taux d’inflation(5). L’iFRAP a depuis longtemps averti des risques présentés par ces produits, avantageux en période de faible inflation, dangereux quand les prix à la consommation s’envolent, comme aujourd’hui. Si l’inflation continue de galoper, si la BCE essaie enfin de la dompter en augmentant son taux directeur, notre dette risque le dérapage incontrôlé.
La réforme des retraites fait donc partie de ces signaux envoyés aux marchés pour les convaincre d’une maîtrise de la trajectoire des dépenses publiques, et de l’inutilité d’une hausse trop importante des taux d’emprunt. Le problème, c’est qu’il s’agit d’un « en même temps », d’un demi-signal.
Qu’est-ce à dire ?
Le scénario d’un report à 64 ans et d’un allongement de la durée de cotisation ne procurerait qu’une économie médiocre, sans commune mesure avec les déficits à venir. De même la récente réforme de l’assurance-chômage génère une économie insuffisante, au regard de la dette colossale de l’Unedic – 60 milliards d’euros – tout en créant une invraisemblable usine à gaz, avec une durée d’indemnisation indexée sur la conjoncture économique. Chaque fois, l’État débarque dans le champ social, pressé de réformer et d’adresser des signaux aux marchés, mais il se contente de demi-mesures, presque d’un effet d’affichage. Il reste dans un entre-deux, entre crainte d’une explosion sociale et crainte d’une explosion de la dette.
Quelle serait la condition pour que l’État cesse d’empiéter sur le champ de la protection sociale ? Si l’on prend l’exemple de la Cavec : elle a fait depuis longtemps la retraite à 65 ans, affiche en réserve 2 milliards d’euros, un taux de rendement de 8,60 %, l’un des plus favorables de la place pour ses affiliés… Pourquoi changer un modèle qui marche ?
La réponse est dans la question : la condition, c’est que le régime soit bien géré, vertueux, prévoyant, ne demande pas aux autres caisses ou à l’État de combler ses pertes. Les professions libérales sont a priori les mieux placées pour piloter la retraite de leur profession, puisque les mieux averties des évolutions démographiques et sociologiques de leur population. Mais toutes les professions ne démontrent pas la même qualité de gestion.
Quels sont les projets de l’iFRAP ?
Dans l’immédiat, nous nous concentrons sur la diffusion de notre dernière étude. Celle-ci montre que les entreprises françaises paient 148 milliards d’euros de prélèvements obligatoires en trop par rapport à leurs concurrentes de la zone euro. Entre 2016 et 2021, les prélèvements obligatoires sur les entreprises hexagonales sont passés de 14 à 13 points de PIB. Mais dans le même temps, ceux des autres pays de la zone euro ont baissé de 7,8 à 7,3 points de PIB. La course est sans fin pour rattraper la compétitivité fiscale de nos voisins.