Ancien PDG de Mazars, membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF), Patrick de Cambourg est depuis 2015 le président de l’Autorité des normes comptables. Il est l’auteur d’un rapport sur l’information extra-financière des entreprises, commandé par le ministère de l’Économie et des Finances, remis à Bruno Le Maire le 21 juin 2019.
Patrick de Cambourg nous explique l’importance d’une harmonisation des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG), utilisés par les entreprises, et décrypte le projet de directive européenne en la matière. Un tournant majeur, à bien négocier pour en finir avec le greenwashing et basculer vers une économie qui ne détruise pas la planète.
Vous avez élaboré, pour le ministère de l’Économie et des Finances, un rapport intitulé : « Garantir la pertinence et la qualité de l’information extra-financière des entreprises ». Quels sont les enjeux de ce rapport ?
À l’origine de cette mission, un constat partagé par tous : l’information extra-financière est aujourd’hui très fragmentaire, la couverture insuffisante et la qualité inégale. Au sein de l’Union européenne, les 6 000 et quelques grandes entreprises concernées par l’obligation de publier une déclaration de performance extra-financière (DPEF), en vertu d’une directive européenne datant de 2014 (1), sont libres de déterminer leurs propres indicateurs de performance environnementale, sociale et de gouvernance. De même la data qui sert à la construction de ces KPI est très hétérogène. En l’absence de données comparables, fiabilisées et transparentes, il est donc difficile, pour les entreprises et leurs parties prenantes, pour les investisseurs et les pouvoirs publics, d’évaluer et de piloter précisément une politique de RSE.
Que préconise votre rapport ?
Il propose 20 mesures pour harmoniser, sécuriser, digitaliser et partager en toute clarté les critères de performance ESG. Il s’agit, pour l’essentiel, de définir un référentiel unique et une structure type de reporting, communs à toutes les entreprises, augmentés de référentiels secondaires pour tenir compte des spécificités sectorielles. Nous proposons également de généraliser l’audit et le contrôle externes des comptes ESG. En bref, le but est de conférer à la donnée extra-financière le même statut, les mêmes garanties de pertinence, de transparence et de qualité que les données comptables et financières. L’évaluation de la RSE est une discipline assez mûre, aujourd’hui, pour mener à bien une telle normalisation. Si elles y parviennent, l’Europe et ses entreprises prendront une longueur d’avance et deviendront un pôle d’attractivité pour la finance responsable.
Quel a été l’impact de ces propositions ?
Elles ont contribué à une prise de conscience, formalisé et cristallisé les attentes exprimées par un grand nombre d’investisseurs, de parties prenantes et d’entreprises. La Commission européenne s’est emparée du sujet et, à l’occasion du due-process révisant la directive de 2014, a fait émerger une démarche beaucoup plus prescriptive et normative, proche de nos propositions. Cette normalisation participe d’un mouvement global. Elle se fait en cohérence avec la mise en place, le 10 mars 2021, de la Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR), qui introduit un premier standard européen de transparence des produits financiers durables. Elle s’inscrit également dans le cadre de la taxonomie européenne, en cours de finalisation, qui classifiera les activités économiques en fonction de leur impact sur l’environnement et flèchera ainsi les investissements vers les acteurs durables et bas-carbone. Progressivement se déploie un dispositif complet et cohérent d’évaluation et de valorisation des entreprises en fonction de leur performance RSE, et non plus seulement de leurs résultats financiers.
Vous parliez d’une révision de la directive de 2014 (1). Quel est le résultat de ce processus ?
La Commission européenne a opéré un virage décisif, en avril 2021, avec la publication d’un nouveau projet de directive, dit Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), bien plus exigeante que l’ancienne. La CSRD prévoit un reporting de développement durable, fondé sur un même corpus de normes, obligatoire pour toutes les entreprises européennes cotées, et toutes celles (même non cotées) dépassant au moins deux des trois critères suivants : 250 salariés, 20 millions € de bilan, 40 millions € de chiffre d’affaires. Le périmètre serait donc beaucoup plus large que l’ancien. Il représente environ 50 000 entreprises de l’Union européenne, contre 6 000 pour l’ancienne directive. Le calendrier est également très ambitieux, avec une entrée en vigueur des nouvelles normes programmée pour 2024, une fois le projet de directive approuvé par le Parlement européen.
Quelles devraient être les futures normes ESG ?
La Commission européenne a confié à l’European Financial Reporting Advisory Group, ou EFRAG (2), la responsabilité de construire le reporting de développement durable. J’ai eu l’honneur de présider la task force de l’EFRAG en charge de cette mission. La CSRD a d’ores et déjà fixé les grands principes de ce reporting : une couverture complète des sujets de RSE, soit l’environnement dans toutes ses dimensions – climat, biodiversité, pollutions, économie circulaire… – le social et la gouvernance ; la création d’indicateurs compréhensibles, fiables et comparables, appuyés sur des données homogènes, permettant un contrôle par un tiers externe indépendant ; enfin la double matérialité, qui analyse à la fois l’incidence des risques ESG sur l’entreprise, et l’impact de l’entreprise sur l’environnement, la société. Bien sûr, il ne s’agit pas de réinventer la roue. Nous partons des référentiels internationaux existants (CDP, CDSB, GRI, IIRC, SASB, TCFD…). Sur les paramètres déjà bien balisés (émissions de gaz à effet de serre, par exemple), nous reprenons les meilleures pratiques normatives, déjà bien assimilées par les entreprises. Sur les champs de reporting encore en friche, comme la protection de la biodiversité, nous cherchons une norme à la fois solide, simple et stable.
Où en sont les travaux de l’EFRAG ?
Nous avons achevé et publié, en avril dernier, un premier jeu de normes, correspondant au tronc commun d’ESRS (European Sustainability Reporting Standards) pour l’ensemble des entreprises. C’est le fruit d’un intense travail collectif. La task force a réuni 35 personnes issues de 13 pays de l’Union européenne et de divers horizons professionnels : ONG, entreprises, investisseurs, cabinets d’audit et d’expertise comptable, analyse financière… La concertation entre tous ces acteurs, appuyée par un « pool » de techniciens et d’experts, a permis la construction de 13 normes de durabilité, déclinées en indicateurs, répondant à tous les champs de l’ESG. Nous avons lancé, le 30 avril dernier, la procédure de consultation publique, qui offre à chacun de se prononcer sur nos propositions. J’invite d’ailleurs les experts-comptables et les commissaires aux comptes à nous apporter leur regard avisé en participant à l’enquête en ligne (https://www.efrag.org/lab3).
À l’issue de la consultation, clôturée le 8 août, l’EFRAG analysera et intégrera les commentaires reçus, avant de soumettre, en novembre, les ESRS finalisés à la Commission européenne. En parallèle, l’EFRAG planche sur les normes de durabilité spécifiques par secteur, qui complèteront le tronc commun.
Que peut attendre une entreprise de ce « sustainability reporting » ?
C’est à mes yeux un excellent investissement, au retour élevé et relativement rapide. D’abord l’entreprise disposera d’un tableau de bord beaucoup plus complet, fiable et précis pour opérer ses choix stratégiques, minimiser les risques ESG, entretenir un lien de confiance avec ses parties prenantes, s’engager dans une croissance saine et durable. Enfin, elle obtient un avantage significatif dans la recherche de financements, à l’heure où les grands investisseurs institutionnels réorientent leurs fonds vers des activités, des entreprises siglées « socialement responsable ». Les ESRS apportent une garantie de transparence, de qualité et de comparabilité qui était attendue par les financeurs. En devenant bientôt la première zone économique à se doter d’un reporting ESG unique et obligatoire, l’Europe muscle l’attractivité de ses entreprises et accélère notamment sa course à la neutralité carbone.
(1) Directive dite Non Financial Reporting Directive (NFRD)
(2) L’EFRAG est une association internationale sans but lucratif, créée en 2001 avec le soutien de la Commission européenne. Son rôle initial est de développer et de promouvoir les propositions européennes dans l’élaboration des normes comptables internationales (IFRS).